mercredi 28 septembre 2011

Un animal comme les autres

J'aimerais parler aujourd'hui d'un animal à la fois ordinaire et exceptionnel. À vous de deviner de qui il s'agit...

On va commencer par une image de l'embryon à 5 semaines de notre ami mystérieux... Allez, on devine dans le fond de la salle, s'il vous plaît! (source de l'image: Wikipédia).


Comme l'ensemble des vivants, il peut mourir (c'est en fait le pendant logique d'être vivant), il grandit, il a un métabolisme (ce qui suppose des dépenses énergétiques par ses cellules, ce qui nécessite qu'il se nourrisse, tandis qu'on peut observer des échanges de protéines et autres machins entre ses unités). Et, bien sûr, il se reproduit - le sexe et la mort, les 2 grands mécanismes de son évolution (cf. Ruffié).

Comme tous les animaux (et à l'inverse des végétaux!), il est équipé de systèmes sensibles (vision, ouïe, etc.), il est capable de mouvements (motilité) et il ne peut pas fabriquer sa propre nourriture (hétérotrophie).

C'est un vertébré, ce qui signifie qu'il possède une colonne vertébrale en os, et il partage avec cet ensemble d'animaux la reproduction sexuée (donc, entre des individus mâles et femelles).

Il a toutes les caractéristiques du groupe des mammifères (ce qui le sépare des poissons, des batraciens, des reptiles et des oiseaux). Il est à sang chaud, à température corporelle constante (plus ou moins, mais surtout pour différencier avec les reptiles), avec des poumons, et, parmi la classe des mammifères, qui possède un placenta (pour les femelles, bien sûr). Rajoutons finalement un élément : cette bestiole possède des mamelles (d'où l'étymologie du mot mammifère: du latin mamma, c'est-à-dire "sein, mamelle", ce qui nous a aussi donné "maman" en passant).

Parce que j'aime bien nuancer, il faut quand même comprendre que tous les mammifères ne possèdent pas de mammelles (allez voir l'ornithorynque, un de mes animaux fétiches!), et que d'autres ne sont pas équipés d'un placenta (par exemple le kangourou a une poche, et l'ornitho, toujours lui, pond des oeufs!!!).

L'ornithorynque, un mammifère très spécial d'Australie, dont la femelle nourrit ses petits par du lait qui suinte de son ventre et qui pond des oeufs à l'enveloppe semblable à du cuir. En plus, le mâle a un dard empoissonné sous la patte arrière et son bec lui permet de faire des champs électriques qui assomment ses proies. Génial! (source de l'image: Wikipédia).
  Allez: d'autres images (parce qu'on aime ça)!

Lors de sa naissance, au bout de 4 semaines de gestation, le petit du kangourou ("joey", en anglais) est encore à l'état embryonnaire (image du haut). Il doit ramper jusque dans la poche de sa maman, où il restera accroché à une tétine pendant environ 5 ou 6 mois, avant de sortir sa jolie frimousse. Il ne sortira définitivement que vers 8 mois (source des images: Wikipédia).

Bon, résumons: je ne veux pas parler d'ornithorynque (enfin, si, mais c'est déjà fait), ni de kangourou. Poursuivons nos indices et descriptions.

Je parle d'un mammifère qui possède le système de détermination des sexes basé sur les chromosomes sexuels X et Y (XX pour une femelle, XY pour un mâle). Il possède un marqueur dans l'ADN qu'on appelle le rétrotransposon - on entre ici dans la biologie moléculaire, et je préfère ne pas m'aventurer dans ces chemins labirynthiques sans cartes (autrement dit: je n'y comprends rien, informez-vous ailleurs parce que je vais dire des bêtises). Enfin, c'est chouette, il a des poils.

Non, attends, on ne sait toujours pas de qui il s'agit: le lièvre ou le gorille ou autre chose?

Bon, j'aime bien cette caractéristique: il a un pénis externe (ça élimine notamment mon chat) et qui n'est pas soudé à l'abdomen. On appelle les animaux de ce clade des euarchonta (de archonta, "chefs", et eu-, "vrai" - les "vrais chefs", donc...).

D'accord, parce que je vous aime bien, nous allons raffiner: il a un pouce opposable (qui est aligné à l'opposé des autres doigts - observez votre pouce). Cela lui permet de saisir des objets, comme son cousin le Macaque de Formose.

Scène de "tendresse" (rectifions: d'entretien de liens sociaux) entre 2 macaques de Formose: l'épouillage - attention, ça demande du doigté! (source de l'image: Wikipédia).
Voilà, on commence à chauffer: c'est un primate (qu'on nomme aussi "singe"). Primate vient de primas ("qui occupe la première place"),  et on compte un bon nombre de caractéristiques communes entre notre animal mystère et l'ensemble de cet ordre: ongles plats, préhension (avec la queue ou le pouce opposable), prédominance de la vision (au lieu de l'olfaction), yeux orientés vers l'avant du visage (ce qui permet la vision 3D), appareil digestif essentiellement végétarien, dermatoglyphie (empreintes digitales), sensibilité tactile très développée, cerveau plus gros et plus lourd que chez les autres mammifères, beaucoup d'apprentissage, donc, d'intelligence, mode de reproduction de type K (peu de petits, beaucoup de soins à leur prodiguer) et dépendance longue des jeunes envers les adultes, hiérarchies avec dominance des mâles OU des femelles (selon les espèces) et présence de systèmes de communication complexes.

Bon, je commence à en avoir marre, alors voici la liste des autres caractéristiques notables de notre sujet:
- présence d'un nez (et non d'une truffe humide)
- pas de vibrisses
- corps en forme de singe
- origine de l'espèce africaine (donc, dans le groupe des "singes de l'Ancien monde" - les Catarhiniens)
- narines rapprochées et ouvertes vers le bas
- 32 dents (au lieu de 36 pour les "singes du Nouveau monde" - les Platyrhiniens)
- pas de queue préhensile (en fait, pas de queue du tout)
- articulation de l'épaule de type brachiateur (qui tourne à presque 360 degrés)
- plus grand que la plupart des primates
- plus intelligent que la plupart des primates
- plus de dépendance des jeunes que chez la plupart des primates
- utilisation d'outils (sans modification de l'environnement).

Attention, cela nous ramène à 8 espèces possibles encore vivantes (on élimine, si vous le permettez, les hominidés disparus - Australopithèques et autres Homo): j'ai nommé les Hominoïdés (les 2 espèces de gorilles, les 2 espèces de chimpanzés, les orangs-outans, les gibbons, les siamangs et les humains).

Allons-y de façon systématique:

Ce n'est pas le gibbon ou le siamang, puisqu'ils n'ont pas les éléments suivants:
- la bipédie totale ou partielle (marcher sur les 2 pattes arrières)

- des comportements sociaux complexes
- une expressivité faciale (pouvent exprimer des émotions sur le visage)
- une communication beaucoup plus complexe: apprentissage possible d’un langage rudimentaire, manipulent concepts abstraits
- et la conscience, qui se traduit notamment par la reconnaissance de sa propre image dans un miroir.

Éliminons maintenant les orangs-outans:
- c'est un primate peu ou pas du tout arboricole (= qui vit dans les arbres).

Soyons encore plus précis (ce qui enlève les gorilles de notre liste), et notons: 
- la fabrication d’outils (qui implique de modifier l'environnement)
- une sexualité pouvant déborder la reproduction
- une alimentation de type omnivore (et de plus en plus carnivore)
- des gènes très précis (en fait, environ 99% du bagage génétique commun entre les chimpanzés et les humains).

Résumé des liens familiaux: Hominoidea = Hominoidés; Pan = Chimpanzés; Pongo = Orang-outan; Hylobates = Gibbons. Donc, nos plus proches cousins sont les chimpanzés (séparation entre les lignées il y a entre 6 et 10 millions d'années selon les sources), suivis de près par les Gorilles (un peu avant la séparation avec les chimpanzés). Notons que ce schéma ne présente pas les Homininés fossiles (Australopithèques et compagnie). (source de l'image: Wikipédia).

Finalement, il ne reste "que" 4 caractéristiques fondamentales à notre copain:
- 46 chromosomes (48 pour les autres)
–non arboricole (ou de moins en moins)
–bipédie la plupart du temps
- innovations culturelles (maîtrise du feu, langage le plus compliqué, outils les plus sophistiqués). Attention! je n'ai pas dit que les chimpanzés n'ont pas de culture, ou d'outils!

Voilà. Il reste l'être humain. Homo sapiens. Des différences de degrés et non de caractéristiques avec ses plus proches cousins. Et qu'on ne viennent plus me dire que nous ne sommes pas des animaux ou des singes.


Sources mentionnées:
RUFFIÉ, Jacques (2000 (1986)). Le sexe et la mort, Paris, Odile Jacob, 337 p.

mercredi 21 septembre 2011

Mon refus d'être "heureuse"

Apparemment, les gens croyants ont plus tendance à se dire heureux... Je n'ai jamais réussi à retrouver la référence de l'article où j'ai souvenir d'avoir lu cette idée.

De toute façon, là n'est pas le problème. Je veux parler du fait que la religion implique fondamentalement (hihihi) une irrationalité.

L'athéisme, pour moi, c'est de garder un sens critique quand on me raconte des histoires - parfois très belles, parfois très profondes, parfois aussi très stupides. Des histoires qui tentent de trouver un sens à ce qui est intrinsèquement absurde et insensé (comme la mort ou la maladie ou les catastrophes naturelles).

Peinture de Pieter Brueghel l'Ancien : Le triomphe de la mort (1562) (source de l'image: Wikipédia).
Cela me fait penser à une anecdote anthropologique: Dan Sperber (1974: 141 et sqq) racontait que, chez les Dorzé, en Éthiopie, les léopards sont considérés comme des chrétiens qui respectent les jeûnes de l'église copte.

Une croyance comme une autre, donc... Mais qui a son lot de conséquences... À savoir:
1) Si les léopards sont bel et bien chrétiens, cela signifie qu'on leur accorde des valeurs morales, qualités qui ne sont reconnus qu'au genre humain par les Dorzé. (oups!).
2) Cependant, les Dorzé savent bien que certains humains ne sont pas chrétiens. Eux-mêmes ne le sont, d'après leur tradition, que depuis le 15e siècle. Cela signifie comme, dans leur logique même, que le christianisme n'est pas inné, mais bien acquis, et qu'il nécessite le baptême précédé d'une conversion. Seulement, les léopards sont chrétiens. De naissance. Naturellement. (fichtre!).
3) Les léopards, bons chrétiens, sont censés jeûner tous les vendredis, comme le prescrit l'église copte. Pourtant, les Dorzé ne cessent pas de veiller leurs troupeaux les vendredis. Ils savent bien que les léopards chassent tous les jours. (zut!).

Un exemple ethnographique a ceci de rafraîchissant que son exotisme permet de le considérer avec légèreté. La preuve: les Dorzé sont loin, ils sont étranges... Ils habitent dans des cases!!!!

Huttes dorzé, qu'ils nomment toukoul (2008). source de l'image: Wikipédia.

Mais je pourrais faire le même exercice avec plusieurs points de foi qui sont, à leur manière, tout aussi fantasmatiques.

J'expliquais cette semaine à mes étudiants une notion délicate, celle du zéro relatif dans une variable. En gros, ce zéro est un point de repère, une convention sur laquelle on se base pour calculer. Ainsi, 0 degré centigrade (pas tout à fait ° C) ne signifie pas qu'il n'y a pas de température... mais bien que l'eau atteint son point de congélation (si elle est pure, si elle est dans une atmosphère normalisée - autrement dit, dans une situation totalement artificielle).

Pour poursuivre mes exemples de zéro relatif, j'ai demandé "En quelle année sommes-nous?".
- 2011, me répond-t-on.
- Bon, c'est facile... mais 2011 ans après quoi?
- Après la naissance de Jésus.
- Et vous trouvez normal qu'on calcule le temps à partir de "la naissance de J.-C."?
- Oui.

Oui, parce qu'il est facile d'oublier que d'autres calculent avec d'autres départs. Oui, parce que le monde a été colonisé par l'Europe, elle-même christianisée depuis longtemps (oui, c'est aussi une forme de colonisation), et que le calendrier grégorien a été imposé un peu partout.

Le pape Grégoire XIII, l'instigateur des changements au calendrier julien à la fin du XVIe siècle (source de l'image: Wikipédia).

En passant, il est connu aujourd'hui que l'an 1 du calendrier grégorien correspond approximativement avec la "naissance" de Jésus-Christ. Jésus dont, soit dit en passant, on n'a jamais entendu parler ailleurs que dans le Nouveau Testament pour son époque. Autrement dit, ou bien il a été tellement insignifiant qu'on n'a pas jugé bon d'en parler avant 70 ans minimum (date des premiers écrits chrétiens), ou bien il n'a pas existé.

Personnellement, je préfère la seconde hypothèse.

Et le jour où quelqu'un m'expliquera comment un dieu immensément bon a créé le Mal, ou comment les dinosaures ont existé s'ils n'étaient pas dans le Jardin d'Eden, alors je reconsidérerai ma position.
En passant, les histoires de "dieu nous laisse libres" ou de "dieu a créé la Terre avec des fossiles déjà présents" me laissent complétement de glace. C'est mon zéro absolu en matière de religion.

Source citée:
SPERBER, Dan (1974). Le symbolisme en général, Paris, Hermann, 163 p.

Bonheurs de lecture (1)

Ces derniers jours, j'ai dévoré Mâle Moyen Âge de Georges Duby. Un classique, m'a-t-on dit.

Georges Duby (1919-1996), un historien français spécialisé dans la période du Moyen Âge (source de l'image: Wikipédia).  

Il faut le reconnaître: on y apprend des tonnes de choses. Entre autres, la place des hommes et des femmes à l'époque.

Dans cette période - pas si ténébreuse que ça, puisque Duby parle d'une "Renaissance" -, les femmes étaient probablement plus éduquées que les hommes (en tout cas, dans les classes supérieures, où elles avaient le temps d'apprendre à lire et à écrire, alors que leurs frères apprenaient à se battre).
Pour écarter les femmes de l'héritage, on les dote (mais attention! que du transportable: des meubles, de l'argent le plus souvent issu de la dot de la mère, des tissus - oubliez les terres et les bâtiments).

Par contre, dans la même logique, on interdit à la plupart des garçons de se marier, les cantonnant dans une situation de "jeunes" pour certains jusqu'à leur mort. Mort dans les tournois, mort dans les croisades, activités guerrières dans lesquelles on peut espérer assez de pertes humaines pour occuper tous ces mâles. Si on ne permet pas une sexualité matrimoniale, il ne faut pas penser pour autant que ces chevaliers restent chastes: il s'agit de relations ancillaires, quand on ne rêve pas à l'amour courtois - séduire la femme du seigneur, mais il serait douteux que cette compétition pour avoir l'attention de la dame ait été si souvent autre chose que platonique.

(source de l'image: Wikipédia).

J'aime bien analyser ce type de négociations, entre les intérêts de l'individu (devenir indépendant, se marier, hériter) et ceux du groupe familial ("caser" les jeunes - hommes et femmes -, marier les femmes pour les retirer de l'héritage, empêcher les hommes de se marier - à l'exception de l'aîné -, éviter que le patrimoine familial ne se fractionne).

Peu de choix, donc, pour les unes comme pour les autres. Il fallait se plier aux exigences des maîtres de la maisonnée, au père et au frère le plus vieux. Pour les hommes, une vie de célibat, soit comme chevalier ou comme ecclésiastique. Pour les femmes, devenir mère, impérativement.

Par contre, dans cette stratégie, on remarque un surplus de femmes par rapport au nombre d'hommes à marier. D'où la possibilité, pour la noblesse, de se marier à une femme d'un milieu plus élevé que le sien - ce qu'on nomme hypogamie en anthropologie. D'où, aussi, la fierté des hommes à décliner leur généalogie par la mère, plus prestigieuse.

Cette caractéristique démographique et matrimoniale me mène à formuler l'hypothèse selon laquelle ce serait cette situation qui aurait permis à nos sociétés occidentales de devenir d'abord bilinéaire (on tient compte des ascendances paternelle et maternelle, mais pour des raisons différentes - par exemple, les filles héritent de leur mère et les fils de leur père), puis bilatérale (les deux lignées ont autant d'importance l'une que l'autre).

On se retrouve donc dans la situation actuelle, au bout d'une longue évolution, où les mères veulent donner leur nom de famille autant que les pères (d'où un nom double, à la manière espagnole, et dans une génération Y au Québec). Cependant, cette mode pourrait être de courte durée: on la retrouve déjà moins souvent, puisque, dans la génération suivante, il faut donner 4 noms (!) ou choisir un des 2 noms pour chaque parent (lequel? celui du grand-père paternel ou maternel?)... Et il s'agit bien, encore, de noms transmis par une lignée masculine...

Pour l'héritage, cela me semble plus compliqué: j'ai l'impression que ma mère va me transmettre ses bijoux (qu'en ferait mon frère???), mais il y a aussi la fille de mon frère, ma nièce donc, qui pourrait se retrouver sur le testament. Il n'y a pas encore de tradition bien établie, les changements s'étant produits rapidement (sur 2 ou 3 générations): on ne sait pas encore si les choix seront individuels ou généralisés en la matière.

Sources:
DUBY, Georges (2010 (1983-1988)). Mâle Moyen Âge, Paris, Flammarion, 270 p.

RIVIÈRE, Claude (1995). Introduction à l'anthropologie, Paris, Hachette Supérieur, 158 p. (épuisé)