lundi 22 août 2011

Commencements pluriels

Ma connaissance de l'anthropologie est en grande partie épistémologique, sinon assez superficielle, mais je crois que les anthropologues ont abordé la question du langage bien avant la philosophie analytique; les horizons que les philosophes créditent généralement Kant d'avoir ouverts font de lui non pas le premier «philosophe du langage» mais plutôt, enfin selon moi, le premier anthropologue.

Emmanuel Kant, 1724-1804 (source de l'image: Wikipédia).

Il ne le formule pas ainsi, mais je pourrais résumer comme suit: le langage serait probablement apparu de manière graduelle (en cela il serait d'accord avec Josiane), pour des raisons pratiques ayant peu à voir avec une quelconque nécessité; il est en effet assez facile de comprendre comment, depuis les premières «sociétés» plus ou moins atomisées, les gens qui savaient communiquer entre eux avaient de plus grandes chances de survie que ceux qui n'appartenaient à aucune communauté.

«Parler», c'est toujours parler à quelqu'un, et parler la même langue, c'est se reconnaître une origine commune.

J'ai appris très tôt (peut-être même par toi, Josiane!) que dans énormément de cas les membres d'un groupe donné s'autodésignaient par un terme signifiant approximativement «hommes» (au sens «espèce humaine»), par opposition aux «étrangers» ne parlant pas la même langue et donc n'appartenant pas audit groupe.

(L'exemple le plus commun est bien sûr le péjoratif terme «barbare» qu'employaient les Grecs, puis les Romains, à tout individu ne parlant pas, respectivement, le grec et le latin, encore employé aujourd'hui un peu à toutes les sauces pour désigner une personne ne répondant pas aux critères de classe en vigueur dans x ou y contexte).

J'avoue avoir spontanément pensé qu'il aurait difficilement pu en être autremement - on se définit toujours par rapport à ce qui n'est pas soi.

Par ailleurs j'adore ton expression, «surdité sélective»; j'aurais envie de dire qu'on peut aussi observer dans certains cas un «mutisme sélectif»: refuser sciemment d'aborder une question, c'est lui donner de l'importance; refuser de parler de quelque chose, c'est encore une façon d'en parler (voir, Foucault, entre autres), de souligner par la négative l'importance de cette chose.

Michel Foucault, 1926-1984. L'un des auteurs en sciences humaines les plus cités (source de l'image: Wikipédia).

On ne «refuse» pas d'aborder un sujet qu'on ne «comprend pas» - il n'en est tout simplement «pas question». De même l'impératif «tais-toi!», l'incitation au silence ou au secret, ou encore l'omission volontaire de certains éléments culturels sont autant de «preuves» de la profondeur des implications de la parole.

Je me souviens d'avoir pour la toute première fois entrevu la fragilité des fondations des religions dites (haha!) révélées lorsque j'ai entendu ou lu la phrase, «Au commencement était le verbe», et imméditatement pensé, «belle pétition de principe!».

Même dans mon cerveau d'enfant de huit ans, cela n'avait aucun sens: si les mots précèdaient les choses, qu'en était-il des «choses» qui, au «commencement», n'existaient pas encore, par exemple, le train, ou la télévision? Est-ce que ces mots-là avaient, eux aussi, toujours existé?

La locomotive de Richard Trevithick en 1804, la première à fonctionner à la vapeur (source de l'image: Wikipédia).

Et les choses à venir, le «futur», comment se faisait-il qu'on ne le connaisse pas à l'avance? Existait-il donc deux sortes de mots, ceux qui avaient «toujours été là» (et encore, là, d'accord, mais «où», s'ils ne signifiaient rien pour personne?), et ceux que «nous» donnions aux «choses» que nous découvrions et inventions? Si on tire sur ce petit fil, toute l'étoffe se défait...

Source mentionnée:
FOUCAULT, Michel (1994). Histoire de la sexualité 1: La volonté de savoir. Paris, Gallimard, 248 p.


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