jeudi 11 août 2011

Langues et mélanges

Une des choses que j’adore de l’anthropologie, c’est la possibilité d’aller très loin, dans le très exotique et le très étrange, pour mieux revenir et mieux se voir soi-même. En d’autres mots, comprendre l’Autre et sa culture pour faire la même chose chez moi.

Je vais donc tenter cet exercice aujourd’hui avec le concept de créolisation.

J’en vois déjà à l’arrière se mettre à bâiller. Non non, je vous le jure: c’est très intéressant!

Tout d’abord, qu’est-ce? «Créolisation» a été bâti à partir du mot «créole», qui nous vient de la linguistique. Une langue créole, c’est un mélange entre deux autres langues, soit celle des colonisateurs et celle des colonisés (ou des esclaves et leurs descendants). On retrouvera donc des bases de français, d’anglais, de portugais et de néerlandais (le plus souvent) et… d’autres langues maternelles. C’est ce qui fait que les créoles parlés aux Antilles diffèrent de ceux de l’Océan Indien, même s’ils partagent des éléments francophones.

Panonceau en créole de la Guadaloupe («Ralentissez: enfants au jeu!» – littéralement : «Levez le pied : nos petits mondes jouent là!») (source de l’image : Wikipédia).

On retrouve ici deux idées clés: l’obligation de partager un moyen de communication entre au moins deux groupes ayant des langues différentes (un peu de ceci, un peu de cela, pas trop de complications au départ), et l’incroyable inventivité humaine, qui permet de générer en quelques générations un nouveau dialecte. Ce processus de transformation (principalement linguistique, mais aussi culturel!) a reçu le nom de créolisation.

Vous remarquerez le petit détour international pour expliquer le créole… et on repart dans l’autre sens!

L’histoire du Québec est un exemple de changement linguistique. D’une part, on retrouve une population relativement restreinte coupée de la population mère. Cela signifie, à terme, des différences plus ou moins importantes: on se rappellera que la plupart des Québécois comprennent sans trop de problèmes les Français (en tout cas, les Parisiens), alors que l’inverse n’est pas souvent vrai. Personnellement, j’en ai mal aux joues de me forcer à prendre l’accent. (Oui! les Français ont un accent. Tout le monde en a un, d’ailleurs!)

Armoiries du Québec, avec la devise «Je me souviens» (du passé, de notre colonisation, de nos victoires...) (source de l'image: Wikipédia).

L’autre phénomène important dans la construction du parler québécois a été, bien entendu, la colonisation anglaise subie à partir de 1763. Les Britanniques ont tenté d’assimiler les francophones, mais deux frontières importantes les en ont empêchés : la langue et la religion (catholicisme versus protestantisme). Je résume, c’est certain. Mais le but n’est pas de ressasser ces vieilles querelles.

Enfin, il faudrait tenir compte de l’apport des langues amérindiennes au vocabulaire québécois (par exemple : caribou du micmac, anorak de l’inuit, maringouin du tupi-guarani…). Cependant, ce lexique amérindien est relativement peu important en quantité.

Ce qui nous ramène au québécois (mélange de français de France, d’anglais et de langues amérindiennes). Mais peut-on parler de créolisation? Même si l’exemple du Québec se rapproche de celui de régions colonisées ailleurs, je n’ai jamais vu quelqu’un oser en parler ainsi. Il y a peut-être une sorte de snobisme à épingler les autres d’un terme qui signifie en gros une sorte de bâtardise de la langue (en sous-entendu, ils n’ont pas été capables de conserver leur langue, nous oui; ou encore ils n’ont pas été assez «brillants» pour utiliser la langue de l’envahisseur).

J’aimerais souligner ici l’aspect essentiel en langue (et en culture aussi) : celui de l’évolution. Tous, langue, dialecte, créole, pidgin, idiome, patois, argot, quelle que soit la façon de parler, tous sont condamnés à se transformer. (Attention : évolution ne veut pas dire progrès : j’en reparlerai une autre fois.)

Cela signifie que le québécois a changé (il ne s’agit pas d’une relique ou d’un «fossile vivant»!). Cela signifie que l’habileté intellectuelle des usagers de créoles est à souligner (plutôt qu’à décrier!). Et cela veut dire en général, aussi, qu’aucune langue n’est à l’abri d’emprunts de toute sorte, de mélanges et d’influences.

Le vocabulaire de l’anglais a été enrichi par les nobles qui ne parlaient que français au Moyen Âge. Le français de France lui-même est une forme simplifiée du latin de l’Empire romain.

Faut-il prôner une pureté de la langue? Non. Pas plus qu’une pureté biologique (ou «raciale»: ça me donne des petits boutons rien que de l’écrire, même si je refuse avec la dernière énergie d’y reconnaître la plus petite base de réalité). Pas plus qu’il ne faut souhaiter qu’une société soit statique. C’est une utopie que de penser qu’une langue pourrait rester indépendante de toutes les autres.

Faut-il pour autant penser qu’on peut impunément faire n’importe quoi? Mélanger tout, au risque de ne plus se comprendre? Non plus. Je pense qu’il faut se réapproprier les vocabulaires empruntés. Et c’est ici que l’exemple des créoles me semble le plus enrichissant pour comprendre le Québec : c’est dans la retransformation des mots anglophones que les Québécois s’approprient leur propre langue, et, quelque part, leur identité.

L’usage du français par les Québécois est contesté et critiqué depuis longtemps. On nous accuse de ne plus parler français. (En passant, je serais curieuse de compter le nombre d’anglicismes du français supposément «exemplaire» européen : je pense qu’on y trouverait sensiblement la même quantité de termes anglophones.)

Mais nous ne sommes plus des Français. Nous sommes autre chose. Notre propre invention. Notre propre culture et notre propre peuple. Et sans nier nos racines, cela ne fait pas de nous une bouture à raccrocher à la plante mère.

Le Québec dans le monde (source de l'image: Wikipédia).

J’admire profondément notre lexique de gros mots. «Christ» a donné «crisse», «décrisser», «déconcrisser», «crissement», etc. J’adore ces déclinaisons. Il serait temps de se respecter suffisamment pour reconnaître notre richesse langagière. Et pour se dire que si notre choix a été de rejeter la religion (sauf dans nos grossièretés, ce qui est assez ironique), il nous reste quand même notre parler qui fait de nous une communauté unique.

Librement inspiré de:
BONTE, Pierre et Michel IZARD (2001). Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 841 p.
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